Ses yeux glacés toisaient les corps autour d'elle. Il n'y avait que quelques semaines qu'elle était morte. C'était le mot. Une goule, ça ne vivait pas. Elle nourrissait son propre cadavre d'autres cadavres. Ça ravivait son teint, lui donnait meilleure mine. Mais surtout, ça aiguisait grandement ses talents de prédatrice. Elle avait un don pour ça. Lorsqu'elle ne pouvait plus supporter la faim, à force de trop se retenir, elle explosait. Et le jeu pouvait commencer.

Il n'était pas encore mort. Elle pouvait l'entendre gémir doucement, ne comprenant même plus ce qu'il se passait. Elle aurait pensé que la douleur le ferait s’évanouir, mais il résistait. Son ventre était littéralement ouvert, et elle pouvait voir ses tripes baigner dans le sang chaud et rouge qui se déversait sur le sol. La salle de bain n'était plus du tout blanche. Elle saisit l'un de de ses côtes et la lui arracha. Il hurla et son cri se mua en un râle grave. Il n'avait plus même la force de souffrir. Elle trempa ses doigts blancs dans la fontaine écarlate et vint les porter à sa bouche avec ennui. C'était délicieux. Il n'avait pas été farouche, mais elle pouvait quand même sentir sa force. Lentement il l'avait ramené à son appartement, un triplex en centre-ville, puis ils avaient commencé à faire l'amour dans la baignoire, avant qu'elle ne l'éventre brusquement. Comme ça. D'un coup. Sans prévenir. Elle voyait encore la surprise dans ses yeux. C'était d'un comique quand elle y pensait. Elle avait ensuite croqué ses membres : ses cuisses d'abords, puis ses bras, son cou. A chaque fois qu'il respirait, du sang giclait de sa nuque. Elle avait l'impression d'être dans un film d'action coréen. Avec des samouraïs et tout le tralala. Elle était rassasiée maintenant.
« Tu es un gentil garçon Neal. Je crois que je suis désolée »
Elle y réfléchit un instant. L'était-elle vraiment ? Elle pensait que oui, mais ne parvenait pas à ressentir la moindre compassion ni culpabilité pour le moment. Ça viendrait sans doute le lendemain. Ce fut donc sans l'once d'une hésitation qu'elle lui brisa la nuque. C'était chaque fois le même rituel. Les victimes ne manquaient pas, elles étaient toutes si dociles. Jessica avait toujours été la plus belle. La plus belle des petites filles. Puis la plus belle fille du collège, ensuite la plus belle fille du lycée. Peut-être même la plus belle fille de Dublin. Elle n'avait qu'à sourire pour obtenir ce qu'elle voulait. On aurait tué pour elle. Quelque chose qu'elle et ses proies avaient en commun.

Il faisait beau dehors, et elle était couverte de sang. Les oiseaux chantaient et elle puait la mort. L'herbe était verte et il y avait un cadavre à ses pieds. Elle épiait le printemps à travers les stores, se calfeutrant dans la pénombre de l'appartement. Elle aurait aimé sortir et profiter de la saison. Vraiment. C'était dans ces moments là qu'elle lui en voulait. Elle ne supportait plus d'être un monstre, elle regrettait son humanité. Pourtant, elle l'aimait., il était sa raison de vivre. Mais elle ne parvenait pas à gérer sa condition. Elle ne parvenait pas à s'en accommoder. Elle pensait. Constamment. Elle aurait sans doute moins souffert si elle s'était entièrement vouée aux bas instincts de sa nature. Parfois, elle se demandais comment Abhcan le vivait, lui. Il lui semblait si lointain par moments. Comme si elle était tombée amoureuse d'un autre homme. Ce qu'il lui avait fait était mal. Comme elle pouvait le haïr. Mais elle l'aimait tellement plus encore. Elle soupira doucement et se releva, venant s'asseoir sur le lit. Elle baissa les yeux sur le corps nu de la goule. Il était très beau, et maintenant qu'elle était son égale, elle réalisait à quel point sa figure se détachait au milieu des mortels. Elle aimait un dieu. La créature se laissa doucement tomber à ses côtés et posa son visage contre son épaule, glissant sa main sur son torse. Elle avait l'effroyable impression de toucher du marbre, et elle pressa son corps ensanglanté contre le sien. Elle aurait voulu qu'il l'enferme au creux de son poing, qu'il la cache au monde. Elle voulait ne vivre que pour lui, par lui, que leurs existences dépendent l'une de l'autre. Sans cela elle n'aurait pas la force de continuer. Elle vint embrasser sa joue, y laissant une trace de sang, et ses lèvres s'entrouvrirent. Elle gémit avec amertume et désespoir, comme dans une supplique :
« Je t'aimerai toujours »